L’ART RUPESTRE DE LA TASSILI‑N‑AJJER

Première précision apportée par Jean-Loïc Le Quellec : l’appellation « fresques du Tassili » est impropre. Tassili est un nom commun féminin touareg qui désigne un genre de paysage, un type de plateau, avec des formations ayant souvent subi une érosion pachydermique, c’est-à-dire qui ressemble à une peau d’éléphant. Il ne s’agit donc pas d’un toponyme désignant un lieu particulier.

Le Sahara central, qui à l’époque ne connaissait guère de frontières, se situe aujourd’hui au Sud-Est de l’Algérie, au Sud-Ouest de la Libye et il englobe une petite partie du Niger. La tassili où furent découvertes des peintures et gravures rupestres au siècle dernier s’appelle en réalité la Tassili-n-Ajjer, comme a pu le déterminer le Père Charles de Foucault dans son « Dictionnaire abrégé Touareg-Français des noms propres » publié en 1940. (Paris Larose éditeur).

Situant le ‘où’, cherchons à présent le ‘quand’. Guidés par le touareg Djebrine Masar, le méhariste Charles Brenans, à la recherche de la belle Antinéa reine de l’Atlantide, découvre des œuvres rupestres qu’il signale à l’Abbé Breuil. Ce dernier, trop âgé pour voyager, envoie son disciple Henri Lhote effectuer sur place des relevés.

Selon les méthodes utilisées en caverne par l’Abbé Breuil, Henri Lhote s’efforce d'humidifier les figures pour mieux les distinguer. Mais la chaleur les fait sécher aussitôt. Alors il décide, à peine mouillées, d’en retracer les principaux contours au fusain, de les relever sur calque puis d’effacer le fusain à l’éponge. Ces méthodes ont lessivé toute possibilité de datation directe de ces œuvres.

L’exposition au Musée des Arts décoratifs à Paris, organisée par Henri Lhote en 1957, connut un énorme succès. S’en suivirent beaucoup de publications, toutes dépourvues de datations.
Pendant des décennies, ces datations tant attendues demeurèrent hors de portée. S'engouffrant dans cette brèche, les hypothèses les plus fantaisistes furent échafaudées. Un corpus vieux de 5 000 ans ou de 50 000 ans ? Tout était écrit comme son contraire, dans une foultitude de beaux livres pleins d’images, vides de science.

Cet art fut même attribué à des Martiens qui, en guise d’autoportraits, auraient tracé les fameuses « Têtes Rondes ». À force d’approximations et après l’indépendance des pays sahariens, l’espoir de dater les œuvres rupestres du labyrinthe minéral tassilien fut perdu, laissant ces peintures et gravures flotter dans l’espace-temps.

Il y a trente ans, enfin, l’Association des amis de l’art rupestre saharien (AARS) prit résolument le buffle par les cornes. Entreprise d’autant plus courageuse que l’on compte pas moins de 3,20 m d’une pointe de corne à l’autre, pour ce qui concerne le buffle géant qui pâturait dans le Sahara central lors de son plus récent épisode de paysage verdoyant, survenu il y a entre 9000 et 7000 ans.

Résultat, la publication de 3300 pages de documents inédits, permettant de situer ces images rupestres dans le temps. Ces documents nous entraînent il y a 7000 ans dans un Sahara vert, à la rencontre d’un peuple pastoral et de ses troupeaux.

Comme l’explique Pauline Rolland, conservatrice du Patrimoine au Musée national de Préhistoire, dans le cahier documentaire clair, court, essentiel, inclus dans la bande dessinée, il y a environ 10000 ans le climat se réchauffe, ce qui entraîne un retour des pluies au Sahara après une longue période aride. Des petits lacs et des marécages se forment, ainsi que des cours d’eau. Des forêts de chênes, oliviers, figuiers et cyprès apparaissent. Des éléphants, des hippopotames, des antilopes, des phacochères et des humains arrivent. Il y a 5000 ans, les températures baissent et les pluies ne parviennent plus à la Tassili-n-Ajjer. Le Sahara devient un paysage de sable et de pierre où ne subsistent que de rares oasis.

Lors du plus récent épisode de Sahara vert survenu il y a entre 9 000 et 5 000 ans, les groupes humains, tout en continuant à pratiquer la chasse, ont commencé à élever des troupeaux de bœufs, de chèvres et de moutons. On retrouve des ossements de ces animaux, vieux d’environ 7 000 ans, en fouillant le sol du Sahara central. Ce sont ces pasteurs qui ont "raconté" sur les parois rocheuses qui les entouraient ce qui échappe par définition aux archéologues. Leurs fêtes, rites, danses, coiffures, habillements de cuir ou de fibres sont ainsi visibles de façon inespérée.

Plusieurs membres de l’AARS (Yves et Christine Gauthier, Jean-Loïc Le Quellec) sont aussi parvenus à définir deux styles distincts d'expression artistique en superposant sur une même carte géographique les peintures et gravures d'une part, et deux sortes de rites funéraires d'autre part, à savoir les monuments en corbeille et les monuments à couloirs et enclos. Résultat, deux approches différentes se distinguent : le style Iheren situé dans la Tassili-n-Ajjer, daté de 3350 à 2700 ans AEC (avant l’ère commune) et le style de Mesāk, situé sur le plateau du même nom, daté de 4500 à 4000 ans AEC, un peu plus ancien donc.

Jean-Loïc Le Quellec qualifie les auteurs des peintures de style Iheren de la Tassili-n-Ajjer de « maîtres du dessin » en raison de traits submillimétriques peints sur du rocher avec une finesse remarquable. Par exemple, concernant les bœufs domestiques « On peut distinguer les poils sur les oreilles, les poils sur le chignon. Il y a un luxe de détails sur ces images qui est absolument extraordinaire. »

Quant au style des gravures de Mesāk, il est aussi très particulier. Au lieu de faire un seul contour, ils en ont creusé deux en parallèle. À l’extérieur, ils ont réalisé un bouchardage qui abaisse et régularise la paroi. À l’intérieur, ils ont effectué un polissage de la paroi. Grâce à ce double aménagement de la paroi, à l'intérieur et à l'extérieur des figures, le contour central apparaît comme en relief.

Quelques offenses qu’aient pu subir les parois rocheuses du Sahara central, grâce au nouveaux outils numériques de traitement d’image, il est dorénavant possible de capter des choses que l’œil ne voit pas, et de les repositionner sur la paroi. C’est ce qu'ont entrepris Jean-Loïc Le Quellec et les membres de l’Association des amis de l’art rupestre saharien (AARS) depuis quelques années. Leur conclusion est très claire : les inventaires sont à refaire.

En conclusion, Jean-Loïc Le Quellec considère qu’il reste beaucoup à faire. Il apprécie qu’une BD existe désormais, de nature à relancer l’intérêt pour la Tassili-n-Ajjer et à même de motiver beaucoup de volontaires pour rejoindre les rangs de l’AARS, afin que notre connaissance de ces œuvres rupestres continue de progresser. Et le chercheur de citer en conclusion son maître, Georges Dumézil, en ces termes comme sur mesure : « Nous sentions que l’aventure valait d’être courue [...] afin d’obtenir une sorte d’accommodation et de passer d’une vue confuse et d’une interprétation généreuse à des dessins plus nets, plus sobres et plus objectifs. » (extrait de Mitra-Varuna, Georges Dumézil, 1948)

Concrètement, quel peut être le rôle d’une bande dessinée dans l’accomplissement de cette nécessaire refondation ? Voici la réponse du chercheur Jean-Loïc Le Quellec : « Il y a longtemps que j’espérais que des artistes s’emparent de ce domaine. Mon idée de fond, c’est que l’art préhistorique est évidemment intéressant pour les préhistoriens pour reconstituer le passé, mais c’est aussi de l’art. Quand on observe ce qu’on a pu croire primitif au premier regard, on s’aperçoit que ce sont des images d’une haute technicité. Ce sont de grands artistes ou de grandes artistes qui les ont réalisées. Et je pense qu’il y a là quelque chose dont les artistes contemporains peuvent s’emparer pour aborder des thématiques contemporaines, en utilisant peut-être un bout de cet ancien répertoire. C’est une des choses qui m’intéresse dans les rapports entre science et art. L’autre chose qui m’intéresse, c’est qu’il y a là matière à rêverie, à imagination, et moi je suis pour la rêverie, l’imagination, la poésie, l’improvisation. Il y a juste une condition à mes yeux, c’est de ne pas faire passer des rêveries pour de la science ou le contraire. Et donc là, tout me convient. J’accueille vraiment avec grand plaisir ce genre d’aventure. »

Alors, que nous raconte cette bande dessinée ? En plein Sahara vert, alors que les humains sont encore des chasseurs-cueilleurs nomades, l’idée de semer des graines et d’élever des animaux germe dans l’esprit d’une jeune femme nommée Djané. Elle y entrevoit un art de mieux vivre et aussi la possibilité d’échapper à un clan patriarcal où les femmes, destinées à être engrossées par le seul mâle dominant, n’ont nul droit de choisir l’être aimé.

C’est avec son regard d’enfant que Xavier Daban, dit Maadiar, découvrit les « Fresques du Tassili » dans la bibliothèque de son grand-père. Diplômé de Science Po, agrégé de géographie, professeur d’histoire-géo aujourd’hui, il accomplit grâce à cette BD le rêve de partager ces trésors, méconnus, oubliés, transposant sa création première, une fiction radiophonique, en scénario de bande dessinée. Il a confié l’illustration à Frédérique Rich, dite Fréwé, « une jeune femme qui vit dans la forêt et qui sait observer la nature et la restituer », précise-t-il. De fait, la dessinatrice parvient à établir un dialogue d’artistes à travers le temps, associant sa patte toute personnelle à une forme d'hommage rendu aux maîtres anciens.

Le singe debout perd son pelage et part à la conquête de la planète entière, adaptant sa couleur de peau à la force des rayons du soleil. Le buffle géant observe et comprend ce basculement majeur. Un moment clef joliment transcrit par le géographe, scénariste de cette BD, qui se glisse pour l'occasion dans la peau du buffle lui-même : « Vous n’abandonnez jamais, c’est l’épuisement qui m’a eu, non vos petits coups de bâton ou vos faibles coups de poing de singe [...] Vous avez peu nombreux et en peu de temps percé bien des mystères et inventé des choses étonnantes. Et pour vous, j’ai honte de la haine qui vous creuse le cœur. Tant d’esprit et si peu de sagesse. »

En guise de conclusion, posons-nous cette question : comment le paysage désertique du Sahara va-t-il évoluer ? Voici la réponse ô combien sage de Pauline Rolland, auteure du cahier documentaire contenu dans cette bande dessinée : « Le Sahara pourrait-il reverdir à la faveur du réchauffement climatique ? C’est une hypothèse que certains avancent, constatant qu’il y a plusieurs milliers d’années, c’est lors d’une phase chaude que le Sahara s’est couvert d’une abondante végétation. Mais un élément a évolué depuis le Néolithique et change les règles du jeu climatique : l’emprise de l’humain sur la nature s’est accru jusqu’à la démesure. Aujourd’hui, avec la production massive de gaz à effet de serre, l’évolution du climat saharien est bien difficile à prévoir. »

Nous remercions l’équipe du Musée national de Préhistoire des Eyzies pour la présentation en avant-première de la bande dessinée « Tassili, une femme libre au Néolithique » de Maadiar et Fréwé associant préface du chercheur Jean-Loïc Le Quellec, bande dessinée en elle-même et cahier documentaire. Le tout ouvrant la porte de la réflexion et du rêve.
Nous remercions Jean-Loïc Le Quellec, Directeur de recherche émérite à l’Institut des Mondes africains, ainsi que les membres de l’AARS pour leurs infatigables et passionnantes investigations. Nous saluons ce type de rencontre entre art et science, qui démontre que l’humanité est aussi capable du meilleur.